L'unanimité.
Personne n'oserait le contester: à travers le monde, à toutes les
périodes, l'abeille est animal bénéfique, utile à la vie quotidienne des
hommes, modèle de vertu et d'organisation, représentante des dieux.
Surprise en plein
travail, une abeille collecte l'eau chargée en sucre que contient la fleur.
De tous les
insectes, l'abeille est certainement le plus apprécié par l'homme, qui la
connaît depuis des millénaires. Sa taille et sa forme sont, somme toute,
bien quelconques, mais la nourriture qu'elle élabore pour ses larves fut de
tout temps recherchée, non seulement par l'homme mais aussi par d'autres
animaux qui lui indiquaient parfois le chemin à suivre. Le miel, première
source de sucre pour l'humanité ‑ et qui le restera en Occident jusqu'à
l'importation de sucre de canne au 15e siècle ‑ est en effet le produit de
la transformation par les abeilles du nectar des fleurs. Sûrement connu des
chasseurs cueilleurs de la préhistoire, le miel devint bientôt si nécessaire
que nos ancêtres domestiquèrent l'insecte pour assurer leur
approvisionnement en matière sucrée.
Les premiers
témoignages d'apiculture remontent à l'Ancien Empire égyptien (3e millénaire
av. J.‑C.), sur un bas‑relief du temple solaire d'Abou Gorab. En Amérique,
les Mayas élevaient déjà des mélipones (abeilles sans aiguillon) au 7e
siècle de notre ère. Quant aux peuples forestiers d'Asie, d'Afrique et
d'Amérique latine, ils connaissent parfaitement les abeilles sauvages et
leurs lieux de nidification, trous d'arbres, creux de rochers...
Le
ramassage du miel est une activité importante chez de nombreuses ethnies,
qu'elles pratiquent ou non l'apiculture; il s'accompagne souvent de la
recherche de la cire, substance fort précieuse car combustible, facile à
modeler et à conserver. L'abeille offre donc à l'homme des produits
transformés de grande qualité, déjà prêts à la consommation et souvent
difficiles à remplacer.
Les mythologies
donnent de l'origine de l'abeille des versions fort différentes et parfois
charmantes. Pour les anciens Egyptiens, par exemple, elle serait née de
larmes du dieu solaire Rê tombées sur la terre. L'Antiquité gréco‑latine
fait naître l'insecte des feuilles de chêne ou plus rarement d'autres
plantes, c'est du moins ce que soutiennent le Béotien Hésiode (8e s. av.
J.‑C.) et le Romain Virgile (l` s. av. J.‑C.). Ce dernier, poète amoureux de
la nature et des scènes bucoliques qu'il décrivit si bien, nous donne aussi
un autre moyen de reconstituer un rucher dévasté, en suivant la méthode
d'Aristée, fils du dieu Apollon et de la nymphe Cyrène, qui avait enseigné
l'apiculture aux hommes. Malheureux rival du mage inspiré Orphée dans l'art
de la lyre, il avait vu ses ruches détruites par les compagnes d'Eurydice,
épouse du divin Enchanteur. Sa mère lui conseilla alors de sacrifier quatre
taureaux parfaits et quatre génisses qui n'avaient pas connu le joug. Il
suivit ces prescriptions et eut la joie, dix jours plus tard, de trouver les
cadavres putréfiés couverts d'abeilles bien vivantes.
Cette recette fut
reprise par le naturaliste latin Pline l'Ancien (t 79), avant de passer plus
tard dans le monde des califes. Nous retrouvons, en effet, une telle
croyance chez Al Biruni, qui écrivit vers l'an mille
«la formation
d'abeilles de la chair des boeufs, celle des guêpes de la chair des chevaux,
est bien connue de tous les naturalistes. Inutile de préciser que les
entomologistes ne sont plus de cet avis; une confusion avec de grosses
mouches, dont les larves se développent effectivement sur la viande en
putréfaction, est certainement à l'origine de cette croyance, que l'on
retrouvait encore dans le Midi au siècle dernier pour le bombyx du mûrier,
le papillon du ver à soie. Elle est à rapprocher de l'énigme du héros
biblique Samson, qui découvrit des abeilles dans le cadavre du lion qu'il
avait tué (Liure des Juges 14, 8). Une légende grecque raconte que Mélissa,
prêtresse de Déméter (divinité grecque de la fertilité), fut massacrée par
ses compagnes déchaînées qui voulaient connaître les secrets de
l'initiation. Pour les punir, la déesse envoya la peste, mais fit naître des
abeilles du corps meurtri de celle qui avait payé de sa vie le refus de la
trahir. L'abeille est donc un animal merveilleux par sa naissance ou son
origine: rien d'étonnant à cela quand on connaît la douceur de son miel!
Cet aliment
incomparable est le résultat d'un long travail: les ouvrières les plus âgées
butinent de fleur en fleur pour en puiser le nectar qu'elles emmagasinent
dans leur jabot. Ce nectar n'est que de l'eau très riche en sucre, sécrétée
par les fleurs pour attirer les insectes transporteurs de pollen: une
entraide dans laquelle chacun des partenaires trouve son compte. De retour à
la ruche, les abeilles régurgitent le nectar, qui est absorbé en petites
quantités et recraché par d'autres ouvrières. L'eau s'évapore au contact de
l'air chaud de la ruche et la sécrétion salivaire qui y est alors ajoutée
provoque la transformation du nectar concentré en miel, qui est stocké pour
l'hiver dans des cellules de cire.
L'agitation
frénétique des abeilles autour de la ruche donne l'impression d'un travail
sans relâche, dont le résultat est cette liqueur sucrée si agréable,
récompense du travail bien fait. Aucun autre animal ne donne comme l'abeille
l'image d'un peuple bien, organisé et productif, ce que
Dans certains
contes bengalis, la vie de toute une tribu d'ogres se trouve, dit‑on,
concentrée dans deux abeilles.
Voici comment le
secret en fut révélé par une vieille ogresse à une princesse captive, qui
faisait semblant de craindre que l'ogresse ne mourût. «Sache donc, folle,
dit l'ogresse, que nous, ogres, ne mourrons jamais. Nous ne sommes pas
immortels par nature, mais notre vie dépend d'un secret qu'aucun être humain
ne peut découvrir. Laisse‑mol te le dire, et tu seras consolée. Tu connais
cet étang là‑bas; en son milieu se trouve un pilier de cristal; au sommet du
pilier, dans les eaux profondes, il y a deux abeilles.
Si un être humain
peut plonger dans ces eaux, enlever du pilier les deux abeilles, les amener
à terre sans reprendre haleine, et les détruire sans qu'une seule goutte de
leur sang tombe sur le sol, alors, nous, ogres, nous mourrons; mais si une
seule goutte de sang tombe par terre, alors i! en sortira un millier
d'ogres. Mais quel humain trouvera le secret, ou, l'ayant découvert, pourra
accomplir cet exploit? Donc, chérie, tu n'as aucune raison de t'attrister;
pratiquement, le suis immortelle.
J. G. FRAZER, Le
Rameau d'or,
tome 4, p. 254,
Laffont, 1984
En Égypte, on
savait utiliser les abeilles pour la production de miel, il y a 5000 ans.
Plus tardivement, l'abeille entra dans la composition de l'écriture
hiéroglyphique. Celle‑ci, butinant près d'un roseau, provient dAbou‑Simbel.
. L'animal
demeure bien reconnaissable, bien que les formes soient alourdies.
Mais l'abeille
peut aussi se faire redoutable. Sur cette amphore grecque trouvée à Vulci
(site étrusque en Italie centrale) et conservée à Londres, les hommes
semblent chercher en vain à chasser les insectes qui les harcèlent.
Des modèles pour
les hommes qui ne manquèrent pas de remarquer les chasseurs de miel et les
premiers apiculteurs. L'abeille devint vite le symbole du travail collectif
récompensé.
Une légende
hittite (2e millénaire av. J.‑C.) raconte que Télépinou, fils du dieu de
l'orage et lui‑même dieu de la végétation et de (agriculture, disparut un
jour. Il était indispensable de le retrouver rapidement, car sans lui point
de légume ni de fruit, point d'herbe verte pour les troupeaux. L'aigle
bicéphale, au vol rapide et à la vue perçante, fut envoyé à sa recherche,
mais revint bredouille. Les dieux confièrent alors cette mission à
l'abeille, dont (obstination à la tâche et (aiguillon eurent raison du
fugitif. Un proverbe du sage roi Salomon ne dit‑il pas dans la Bible:
va voir l'abeille et apprends comme elle est laborieuse .
L'efficacité dans
le travail est favorisée par la remarquable organisation des abeilles,
démontrée par les études scientifiques. L'union qui règne dans la ruche est
un véritable modèle pour les sociétés humaines, et pour son noyau
constitutif, la famille.
Dans la Grèce
antique, les participantes aux Thesmophories, fêtes consacrées à la mère
divine Déméter, étaient appelées " melissai," soit les abeilles ».
L'insecte était en effet loué pour sa vertu, son travail et sa sobriété: il
produit du miel au lieu de le consommer, il refuse la débauche et représente
parfaitement la femme idéale, chaste maîtresse de maison dévouée à Démeter.
Dans (ouest de la France, on avait coutume encore au siècle dernier de
mettre les ruches en deuil à la mort de la fermière, en y posant un ruban
noir: il s'agissait d'une précaution pour éviter le départ ou la mort des
abeilles. Dans ces mêmes régions, le départ des abeilles, dû à un essaimage
(la reine entraîne les ouvrières à la recherche d'un nouveau gîte), était
aussi vu comme la conséquence d'un désaccord entre les époux possesseurs de
la ruche.
Des modèles pour
les hommes qui ne manquèrent pas de remarquer les chasseurs de miel et les
premiers apiculteurs. L'abeille devint vite le symbole du travail collectif
récompensé.
Plus fréquemment encore, c'est au niveau supérieur de (organisation sociale
humaine que fut comparée la ruche. Dès la Ill' dynastie égyptienne vers 2700
av. J.‑C., l'abeille entre dans le protocole qui précède le nom du pharaon,
où elle représente la Basse Egypte, aux côtés du roseau de Haute
Egypte;
Le
Temple de la déesse Neith au delta du Nil
,était d'ailleurs appelé « Maison de l'abeille ». La ruche, où toutes les
ouvrières sont dirigées par une reine ‑ que l'on crut être un roi jusqu'au
17e siècle ‑ est un exemple parfait pour les monarchies, loué par Virgile et
par de nombreux écrivains et poètes après lui.